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En Asie du Sud-Est, les parajuristes communautaires renforcent leur pouvoir dans un contexte de rétrécissement des espaces civiques

Dans des contextes politiques et sociaux difficiles, les parajuristes communautaires renforcent les communautés, échangent des histoires et développent la solidarité.

Par Sheila Formento

Spanish / English

Credit: Alejandro Ospina

 

L’activiste réfugiée Thuzar Maung a été enlevée chez elle en Malaisie parce qu’elle soutenait le mouvement pro-démocratique du Myanmar. Aux Philippines, Marilou Verano a fait l’objet de poursuites en diffamation pour avoir dénoncé les effets néfastes de l’exploitation minière dans sa ville. Au Viêt Nam, Dang Dinh Bach a été arrêté pour son activisme environnemental. Ces histoires ne sont que quelques exemples des risques encourus par les défenseur·euse·s de la justice de base dans le contexte de la montée de l’autoritarisme et de la fermeture des espaces civiques en Asie du Sud-Est.

Depuis 2018, les membres du réseau Grassroots Justice Network collaborent pour relever ce défi. En plus d’être solidaires les un·e·s des autres et de soutenir les campagnes d’accès à la justice, ils·elles ont également appris les un·e·s des autres comment continuer à faire progresser la justice dans le contexte du rétrécissement des espaces civiques.

En août 2024, des parajuristes communautaires originaires de sept pays de la région se sont réuni·e·s à l’occasion de l’échange régional des parajuristes en Asie du Sud-Est. Ces parajuristes travaillent sur un large éventail de questions, telles que la protection des terres et de l’environnement, les droits des personnes réfugiées et de la citoyenneté, et l’égalité entre les hommes et les femmes. Malgré leurs différences, ils·elles ont une compréhension commune de leur rôle, qui est d ‘autonomiser les communautés en renforçant leur connaissance du droit et de leurs droits, en leur montrant comment tirer parti de ce pouvoir pour susciter des changements systémiques. 

Voici quelques-uns des enseignements que j’ai tirés de cet échange de connaissances. 

Surmonter la répression grâce à l’autonomisation des communautés 

Les parajuristes sont confronté·e·s à des défis communs dans leur travail, en particulier dans des contextes où l’espace civique se rétrécit et où la répression est une réalité quotidienne.

La première est la répression de l’État, qui se manifeste sous différentes formes, notamment par une surveillance accrue et des contrôles de sécurité. Un certain nombre de pays de la région ont adopté des réglementations numériques restrictives pour supprimer les engagements sur les médias sociaux, ce qui rend plus difficile pour les parajuristes de communiquer avec d’autres ou d’organiser des communautés. À la suite du coup d’État au Myanmar, la confiance du public dans le système juridique et les organismes chargés de l’application de la loi s’est considérablement érodée, ce qui rend plus difficile l’engagement des institutions publiques.

La deuxième série de difficultés comprend les menaces, la violence, le harcèlement et l’intimidation de la part d’acteurs étatiques et non étatiques. Cela inclut la violence physique, les abus psychologiques et le « red-tagging » (le fait de qualifier publiquement des individus de terroristes ou de communistes). Le troisième défi est la criminalisation, qui comprend les détentions, les arrestations et les accusations forgées de toutes pièces. Des cas comme ceux de Thuzar Maung, Marilou Verano et Dang Dinh Bach sont malheureusement fréquents, ce qui rend difficile le travail des parajuristes. 

Malgré ces contextes difficiles, les parajuristes ont recours à un certain nombre de stratégies pour s’adapter efficacement à leurs environnements. L’une d’entre elles consiste à former ou à rejoindre des réseaux et des coalitions qui peuvent leur apporter un soutien essentiel, en leur permettant de partager des ressources, des stratégies et des expériences. En effet, apprendre les un·e·s des autres est l’un des moyens les plus efficaces de développer la solidarité. Réfléchissant à l’échange d’apprentissage, un participant du Myanmar a déclaré : « Même si nos efforts de plaidoyer sont actuellement limités par des défis politiques, l’échange a permis d’élaborer de nouvelles stratégies et de nouvelles perspectives. Ces idées seront cruciales alors que nous continuons à travailler à l’amélioration de nos services de soutien parajuridique et à la défense de la justice dans nos communautés. »

Les parajuristes contactent les agences nationales des droits humains pour soulever des questions, ce qui permet d’amplifier leur voix et d’attirer l’attention sur les problèmes systémiques. En Malaisie, ils·elles encouragent une collaboration plus étroite avec le système judiciaire local, ce qui permet aux parajuristes de naviguer plus efficacement dans le paysage juridique et de veiller à ce que les populations vulnérables reçoivent le soutien dont elles ont besoin. D’autres ont mis en place des équipes d’intervention d’urgence et des groupes de soutien pour les parajuristes afin de fournir une assistance immédiate en cas de crise. Au Cambodge, ils·elles acquièrent des compétences en matière d’analyse de la sécurité, tant numérique que physique, afin d’améliorer leur sécurité et leur efficacité. Les parajuristes suivent également une formation sur l’utilisation de plateformes numériques sécurisées qui permettent de protéger les informations et les communications sensibles, qui sont des outils essentiels dans les environnements à haut risque.

Soutenir le travail dans des contextes difficiles

Les parajuristes communautaires travaillent non seulement dans des contextes politiques difficiles, mais aussi sur des questions de justice sociale où l’opinion publique est fortement divisée, telles que les droits des personnes réfugiées et LGBTQIA+. Et ils·elles le font avec des ressources limitées. Lors de l’échange d’août 2024, les parajuristes ont discuté des éléments qui sont essentiels pour soutenir leur travail vital à travers des processus de changement longs et complexes.

Ils·elles considèrent la reconnaissance comme un élément important pour soutenir le mouvement. Les niveaux de reconnaissance des parajuristes par les États varient d’une région à l’autre. L’Indonésie offre une reconnaissance officielle, tandis que le Myanmar et les Philippines offrent une reconnaissance informelle. D’autres pays ne disposent d’aucune forme de reconnaissance officielle. Les points de vue divergent sur la valeur de la reconnaissance, car elle peut aussi finir par restreindre leur rôle en réglementant qui peut devenir parajuriste et ce qu’ils·elles peuvent faire. En fin de compte, la reconnaissance — qu’elle soit formelle ou informelle — doit permettre aux parajuristes d’avoir accès à des outils, à une protection et à un soutien institutionnel sous forme de financement, de renforcement des capacités et d’assistance technique.

Les parajuristes dépendent souvent du financement de bailleurs de fonds et du bénévolat, mais ils·elles ont besoin d’un soutien financier plus stable. Il y a un manque de leadership de deuxième ligne, ce qui oblige les parajuristes chevronné·e·s à s’engager dans la planification de la succession et le renforcement des capacités pour la prochaine génération. Les parajuristes ont souligné l’urgence de fournir un soutien psychosocial par le biais de conseils et de services de santé mentale pour les aider à gérer le stress associé à leur travail. Enfin, les questions de justice sont complexes et les parajuristes ont mis l’accent sur la nécessité d’une formation et d’un soutien pour garantir leur efficacité à long terme. 

Une idée d’un avenir juste

Les personnes participant à l’échange ont souligné leur rôle dans la résolution des problèmes de justice spécifiques qui les affectent, elles et leurs communautés, mais aussi dans les changements systémiques et sociétaux. Un participant de Malaisie a déclaré : « Il faudrait que davantage de personnes envisagent de devenir parajuristes, non seulement parce qu’elles sont personnellement concernées par une question, mais aussi parce qu’elles veulent contribuer à un changement positif dans la société. Il est essentiel de briser le stigmate selon lequel les parajuristes ne s’engagent dans la défense des droits que lorsqu’ils·elles sont directement concerné·e·s. Nous devrions plutôt reconnaître l’importance de l’action collective dans la résolution des problèmes systémiques. »

Leur idée du changement systémique est audacieuse et inspirante. Elle se définit par l’égalité, la justice et la dignité pour toutes et tous.

Au cours d’un exercice de réflexion sous forme de dessin, les participant·e·s ont exposé leurs idées pour les cinq prochaines années. Un participant du Laos a déclaré : « Je dessine la balance qui représente l’égalité. Je souhaite que tout le monde ait les mêmes droits et ait accès à la justice. » Un participant de Malaisie a fait part de sa vision d’un monde où « chacun est traité de manière égale, avec dignité et dans le cadre d’une procédure officielle. » Un parajuriste philippin a révélé : « Mon dessin est une main qui représente les parajuristes qui aident la communauté. L’oiseau est l’expression de la liberté, et la torche est la médaille d’or des champions pour nous, les parajuristes. »

Community paralegals outline their vision for a just future.

Le travail des parajuristes communautaires est essentiel pour améliorer l’accès à la justice des communautés marginalisées. Il est urgent de leur fournir les outils et les compétences nécessaires, en particulier dans les environnements répressifs qui menacent leur sécurité et leur voix. La création d’espaces de collaboration — où ils·elles peuvent apprendre les un·e·s des autres et former des liens de solidarité — est essentielle pour renforcer leur capacité à tenir leurs positions dans des circonstances difficiles. Il est impératif que la communauté des droits — ainsi que les États individuels — reconnaissent les parajuristes communautaires comme des agents essentiels de la justice et des défenseur·euse·s de leurs communautés, garantissant leur rôle crucial dans la promotion d’une société plus équitable.

 


Sheila Formento est la coordinatrice nationale des Alternative Law Groups (ALG), une coalition de vingt ONG de ressources juridiques aux Philippines qui adhèrent aux principes et aux valeurs du droit alternatif ou du droit du développement. Elle est défenseuse des droits humains et des droits de l’enfant, organisatrice communautaire et avocate.

Cet article a été publié pour la première fois par Open Global Rights. Il a été republié avec l’autorisation des auteur·e·s.Voir les autres blogs de cette série ici.


January 31, 2025 | Sheila Formento


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