Face aux attaques contre le pouvoir judiciaire, les systèmes de justice doivent renforcer leur engagement en faveur de l’autonomisation juridique.
Par Ben Polk et Meg Satterthwaite
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Credit: Alejandro Ospina
Partout dans le monde, les dirigeant·e·s autocratiques et populistes emploient quatre stratégies communes pour dominer ou saper les tribunaux qui, autrement, contrôleraient leur pouvoir et élargiraient un accès égal à la justice.
La première stratégie, la capture, accroît le contrôle politique sur les tribunaux, ce qui permet aux « leaders forts » de faire passer les objectifs du système d’un accès universel à la justice à une justice pour les personnes privilégiées. Les politiques peuvent chercher à accroître leur contrôle sur les tribunaux en modifiant les procédures de nomination, en augmentant la taille ou le nombre des tribunaux, en révoquant les juges en place — et même en remplaçant les juges en exercice par des personnes choisies dans le cadre d’élections politiques.
La deuxième stratégie est celle de la limitation. Plutôt que d’usurper le contrôle, cette stratégie consiste à diminuer le pouvoir et la capacité globaux du pouvoir judiciaire — en particulier sa capacité à contrôler les excès d’un·e dirigeant·e. Pour ce faire, les politiques peuvent supprimer ou restreindre la compétence des tribunaux lorsqu’il s’agit d’examiner la législation, tenter d’imposer des normes d’examen moins strictes ou limiter le contrôle judiciaire. Ils·elles peuvent également limiter le pouvoir des tribunaux en réduisant fortement les ressources ou en augmentant considérablement la charge de travail, ce qui rend les services de justice fonctionnellement indisponibles.
Le troisième type d’attaque, l’instrumentalisation, se produit lorsque des responsables politiques utilisent à mauvais escient les institutions juridiques, les procédures et les lois existantes pour exercer une influence politique sur les acteur·rice·s de la justice. Les juges, les procureur·e·s et les avocat·e·s qui demandent des comptes aux représentant·e·s de l’État peuvent faire l’objet de mesures disciplinaires, voire de poursuites pénales. Un sort similaire attend parfois les travailleur·euse·s de la justice communautaire qui insistent sur le fait que tout le monde devrait avoir un siège à la table de la justice.
Aussi dommageables que soient ces attaques, il existe des violations encore plus graves, que nous appelons l’armement — une forme extrême d’agression contre les intervenant·e·s indépendant·e·s de justice. Dans sa forme la « moins grave », les politiques dénigrent publiquement les acteur·rice·s de la justice, notamment en dénigrant leurs caractéristiques personnelles ou leur identité, en les décrivant en termes dégradants ou humiliants, ou en les désignant comme des « ennemis » de l’État.
Dans le pire des cas, les gouvernements ne s’arrêtent pas aux insultes. Dans certains pays, des juges et des procureur·e·s ont été victimes de disparitions temporaires. Des avocat·e·s et des agents de la justice communautaire ont été torturé·e·s, voire assassine·é·s, dans des circonstances qui laissent supposer une implication de l’État ou une négligence extrême face au vitriol public. Ces actions manifestement illégales constituent une menace déraisonnable pour l’indépendance nécessaire aux acteur·rice·s de la justice pour faire respecter les contrôles constitutionnels sur le pouvoir exécutif ou législatif.
Les dirigeant·e·s qui mettent en œuvre ces stratégies tentent souvent de justifier leurs actions en affirmant que les juges s’opposent à la volonté du « peuple ». En effet, leur rhétorique publique déploie souvent une critique de la nature prétendument non démocratique du pouvoir judiciaire.
Mais nous savons que c’est le contraire qui est vrai. Un système judiciaire véritablement indépendant et impartial ne sape pas la volonté du peuple, il la protège. Des juges indépendant·e·s garantissent que tout le monde, y compris l’État lui-même, est tenu de respecter la constitution et les lois adoptées par le peuple. Il s’agit d’une composante essentielle de la démocratie, et non d’une entrave à celle-ci.
Cette idée, selon laquelle il existe un déficit démocratique dans les systèmes juridiques indépendants, repose sur une conception populiste standard des acteur·rice·s de la justice, qui sont considéré·e·s comme des élites hors d’atteinte. Mais elle dépend aussi du sentiment très réel de distance, voire d’abandon, que ressentent de nombreuses communautés vis-à-vis de leur système judiciaire.
En effet, tout le monde n’a pas vraiment confiance dans la protection de ses droits par le système judiciaire. Les données frappantes quantifiant le fossé de l’accès à la justice et le prix particulièrement élevé qu’il impose aux communautés pauvres et marginalisées permettent d’expliquer pourquoi la rhétorique utilisée par de nombreux « leaders forts » trouve un public aussi réceptif. Lorsque les citoyen·ne·s n’ont pas le sentiment que les institutions judiciaires ont été conçues pour faire progresser leurs droits, il est peu probable qu’ils·elles s’opposent aux attaques contre ces institutions.
En revanche, lorsque les citoyen·ne·s se sentent lié·e·s à leurs systèmes judiciaires, ces systèmes — et les personnes qui les font fonctionner — sont à leur tour reconnus comme essentiels à la démocratie et aux droits humains et méritent d’être protégés.
C’est pourquoi l’Institut Bernstein pour les droits humains de la faculté de droit de l’université de New York s’efforce de démontrer — par des récits, mais aussi par des preuves et des données — qu’un antidote puissant aux menaces qui instrumentalisent le mécontentement à l’égard des systèmes judiciaires consiste à revitaliser — ou à cultiver à nouveau — l’engagement du public dans les institutions judiciaires. Cet effort repose sur le travail crucial du réseau Grassroots Justice Network pour documenter la manière dont les efforts d’autonomisation juridique combattent la répression et consolident la démocratie. L’élargissement de l’égalité d’accès à la justice est l’un des moyens les plus puissants de lutter contre l’attrait du populisme et de l’autocratie.
La justice axée sur les personnes renforce le tissu social — et même la démocratie — en approfondissant la relation entre les communautés marginalisées et leurs gouvernements. Lorsque les juges et les avocat·e·s s’associent aux travailleur·euse·s de la justice communautaire pour élargir l’accès à la justice aux quatre coins d’une société, lorsqu’ils tiennent compte des leçons tirées de l’exclusion, il en résulte des systèmes judiciaires plus justes, plus réactifs et plus résistants face aux attaques populistes.
Pour paraphraser ce qu’a récemment déclaré un juge du Kenya, « la plupart des juges considèrent que leurs interlocuteur·rice·s sont les personnes qui comparaissent devant eux·elles dans la salle d’audience. Mais je vois les choses de manière plus large. Je considère mes interlocuteur·rice·s comme les personnes qui devraient comparaître dans ma salle d’audience, les personnes que le droit pourrait aider si seulement elles pouvaient y avoir accès. »
Pour résister aux stratégies des autocrates et des populistes, il faut reconnaître franchement que les systèmes judiciaires déçoivent un trop grand nombre de personnes depuis trop longtemps. En tenant compte des points de vue de celles et ceux qui ne sont pas protégé·e·s par le droit, les juges, les avocat·e·s et les travailleur·rice·s de la justice communautaire peuvent renforcer la résilience face au déclin démocratique et à la prise de pouvoir autocratique.
Ben Polk est directeur du projet « Transformative Justice » à l’Institut Bernstein.
Meg Satterthwaite est actuellement rapporteuse spéciale des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocat·e·s et professeure de droit clinique à la faculté de droit de l’université de New York, où elle dirige l’Institut Robert et Helen Bernstein pour les droits humains.